Chronique Album
Date de sortie : 22.09.2023
Label : Nettwerk
Rédigé par
Adonis Didier, le 20 septembre 2023
Qu'est-ce qu'être adulte ? Et pourquoi mes chroniques commencent-elles toutes par une question depuis début septembre ? Certains définissent le statut d'adulte par l'âge, par le fait de trouver un travail, et puis arrive ce moment où vous avez vingt-cinq ans, un job pas trop crado, et où votre vie part irrémédiablement en triple lutz piqué front flip arrière 360. Ce moment, une fois enjambé, surmonté, introspectivé avec ou sans aide extérieure, est la base de l'âge adulte, comme un recueil des erreurs passées, un petit livre de chevet au titre évocateur : « mes pires moments pour les nuls, et comment ne plus jamais retomber dans cette m**** ».
Cette expérience de vie, certains s'en tapissent le cerveau de posters et de drapeaux rouges, d'autres préfèrent la nier en espérant que le destin leur soit désormais plus clément, et la troisième catégorie ouvre les portes du studio pour faire un album de musique. Déjà repérés suite à maintenant trois EPs rangés dans la catégorie bien mais pas top, entre dream pop trop badine et inspirations de Mazzy Star peinant sans émotions, Bleach Lab signent leur passage à l'âge adulte en sortant enfin un premier album, Lost In A Rush Of Emptiness, un grand remplacement de la chambre d'ado pleine de posters par un quai de métro sonnant deux heures du matin, les joues pleines de mascara coulé, les yeux gonflés, le cerveau en pleine corrosion, une odeur de vomi traversant la rame.
Un album nocturne, sombre, éclairé de la froide lueur des lampadaires, dont les ombres dansent au rythme du passage des bus à impériale et des taxis noirs. L'histoire d'une relation toxique, à sens unique des deux côtés, l'histoire du temps passé sans l'autre, du temps passé à attendre, les ongles rongés, les messages sur un répondeur, les notifications en attente, l'indécision, l'incompréhension, la vie à deux, puis seul, la certitude de la tristesse, la certitude que le bonheur est à jamais derrière. Bleach Lab alignent chanson après chanson un dream rock à la densité surprenante, contrebalançant l'écho aérien de la guitare lead et de quelques violons par une batterie ancrée dans les frappes graves, un rare usage de saturation surcompressée, et une imagerie de couleurs froides noyant l'auditeur dans la peine dévorante de Jenna Kyle, véritable révélation de cet album.
La chanteuse londonienne joue pendant toute la durée de l'album au dirigeable de plomb, tirant sa voix vers les graves, remontant dans les nuages et la reverb avant que ne s'abatte encore l'orage. Plongeant dans les abysses des Cocteau Twins sur Counting Empties, le haut et le bas s'inversent dès Saving All Your Kindness, baignée de l'éclat de la pleine lune, alors qu'Indigo et Everything At Once surfent à pleine vitesse sur ce rush of emptiness dans lequel l'album ne s'est finalement pas perdu. Un mix entre shoegaze et efficacité rock que l'on retrouve encore sur Nothing Left To Lose, avant que la basse n'emmène avec elle l'énorme pièce de l'album, petite fille de Daughter et de Lanterns On The Lake, Smile For Me. Envolée lyrique à la parfaite maîtrise, d'abord le vent, ensuite la pluie, battante, fouettant à l'horizontale dans le sillage de la tempête, en trois l'orage, et enfin l'ouragan, arrachant les toits, emportant les vaches et les requins, ces mêmes requins qui ne demandent qu'un sourire aux jeunes femmes.
« Garde tes mains sur toi, je sais que ça doit être dur de penser que l'on ne te doit absolument rien » : voilà, un message qu'il était d'utilité publique de chanter et d'écrire ici, et puis finalement, après tout ça, une fois la terre lavée, la promesse de l'aube, le clair retour à la lumière, car si noire que soit la nuit, elle n'en cachera jamais le réveil du soleil. Leave The Light On et Life Gets Better assurent le retour à la vie, laissant l'optimisme et la guérison l'emporter dans un voyage sentimental enchaînant les jours et les nuits en diverses compagnies.
Le labo d'eau de javel a donc fini par trouver la bonne formule, exit les chansons plates et longuettes, exit les ballades dream pop sans consistance, cette première réunion des quatre membres de Bleach Lab pour de vraies sessions studio (merci le COVID-19) est un franc succès, porté par des chansons puissantes et émotives, par un voyage commun, une homogénéité de ses évocations et de la musicalité dégagée par un dream rock qui n'est déjà plus une promesse, mais un véritable accomplissement.