Chronique Album
Date de sortie : 05.04.2024
Label : PLZ Make It Ruins
Rédigé par
Franck Narquin, le 1er avril 2024
Joseph Winger Thornalley, que ses amis appellent Joe (comme le font ceux du grand réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, à croire que depuis Jimmy Hendrix, Joe est synonyme de génie créatif) mais que le public connaît mieux sous le nom de Vegyn, est un enfant de la balle. Son père Philip Thornalley a produit Pornography, le chef d'œuvre de The Cure, avant de devenir durant quelques temps le bassiste live du groupe. A son actif on trouve également des collaborations avec des artistes tels que XTC, Cindy Lauper, Kim Wilde ou Blur. Si le contexte familial aide toujours, Vegyn a su mener son propre chemin, tracé de bonnes intentions mais avant tout de rencontres décisives.
Des producteurs doués, des découvreurs de talents ou des DJ inspirés, ce n'est pas ce qui manque en Angleterre. Vegyn est tout cela à la fois mais bien plus encore. A force d'innover et de passer son temps à imaginer la musique de demain, il façonne le son d'aujourd'hui. Si James Blake a diffusé ses premières démos à la radio, si Frank Ocean lui a demandé, alors qu'il était presque inconnu, de produire quelques titres de Blond et d'Endless, s'il a collaboré avec JPEGMafia, ouvert pour FKA twigs et s'est vu validé par Arca et Kanye West, ce n'est pas uniquement parce qu'il est la hype du moment. Quand tous les meilleurs veulent bosser avec vous, c'est tout simplement que vous faites partie des meilleurs et qu'au-delà de tout effet de mode vous êtes dans votre prime créatif, ce moment magique, aussi rare que furtif, auquel nous, simples auditeurs et amoureux de la musique, avons accès en un simple clic sur notre application de streaming préférée.
A trente-et-un ans, Vegyn ne sort que son deuxième album officiel, The Road To Hell Is Paved With Good Intentions, pourtant il n'a pas chômé et dispose déjà entre ses mixtapes, ses side-projects, ses productions d'albums, son travail en tant que manager de label et ses collaborations, d'un catalogue particulièrement riche. On vous conseille son excellent disque sorti l'année dernière sous l'alias Headache, petit bijou d'électro atmosphérique aux textes désespérés et à l'humour grinçant digne d'un Jarvis Cocker servi par un spoken-word tout en flegme britannique. Mais s'il faut mettre l'accent sur une de ses œuvres passées, c'est bien évidement sur son premier LP Only Diamonds Cut Diamonds. Avec ses collages, ruptures rythmiques, faux jingles , featurings de premier choix et quelques titres déjà au panthéon de la musique synthétique (Blue Verb, Nauseous / Devilish, It's Nice to Be Alive et surtout Debold, sorte de pop song nostalgique parfaite qu'on croirait composée par Aphex Twin), cet album aussi déstructuré qu'inspiré, aussi érudit que profondément personnel, d'apparence négligé mais ultra-travaillé, s'est imposé comme une œuvre séminale et influente. On a souvent utilisé cette formule, mais elle est ici particulièrement pertinente tant son rayonnement artistique est décorrélé de sa reconnaissance grand-public, Vegyn est le producteur préféré de ton producteur préféré !
En 2014, il fonde à vingt-et-un ans son propre label PLZ Make It Ruins avec lequel il accompagne des artistes, tous genres confondus, dont l'unique point commun est d'essayer de faire avancer le schmilblick de la musique moderne. Il y sort les premiers projets de Double Virgo (les deux-tiers de bar italia), ARTHUR (Woof Woof, cette pépite pop), George Riley (la nouvelle diva néo-r&b), Arthur P. Flynn (proche de Black Country, New Road) et John Glacier (collaboratrice de Babyfather, le projet hip-hop de Dean Blunt). Après avoir eu de prestigieux parrains, Joe n'oublie pas de renvoyer l'appareil aux jeunes pouces. Good music makes good music makes good music...
Être politique ce n'est pas que dans les paroles et les déclarations faciles, c'est avant tout dans les actes. La fraternité et la solidarité au nom de la bonne musique, à la manière de son ami Pedro Winter qui l'invita à mixer pour fêter les vingt ans d'Ed Banger, on prend. Les leçons de morale pompeuses et creuses, on rend (coucou Bertrand Cantat, quatre ans de prison pour un double féminicide, n'oublions pas le suicide de ta femme, suivi d'une couverture des Inrocks pour te plaindre de ta situation, ce n'est pas trop cher payé mais les juges ont dû penser que tu étais un homme pressé ou qu'écrire trois ou quatre bonnes chansons méritait une telle clémence).
En règle générale après plus de sept-cents mots sans avoir évoquer mon sujet, mon ami imaginaire (qui prend la forme d'un lecteur peu commode) vient se rappeler à mon bon souvenir. Quand on parle du loup... Ne t'inquiète pas mon Francky, je suis bien là mais j'étais presque ému par tes mots sur l'engagement politique des artistes et je sais que cette chronique de l'album de Vegyn te tient à cœur tant tu nous rabâches à cours de journée et d'articles que c'est lui qui fait le son de l'époque et que contrairement à ce que disent les journaux, et Pascal Praud, nous vivons une époque formidable. Merci Joe, tu permets que je t'appelle Joe, bien qu'ici ce surnom puisse prêter à confusion ? Confusion, comme dans un article d'Adonis Didier ? Pfff, Hey Joe change de disque, on peut faire une blague mille fois, mais on ne peut pas faire mille fois... (ndlr : les sept prochains paragraphes ont été coupés par notre comité de relecture pour des raisons évidentes de confort du lecteur, Joe y compris, même si Joe n'existe pas vraiment). T'as vu Francky, ton patron dit que je n'existe pas, ce manque de respect. Je sais Joe, mais comment expliquer que Joe c'est toi, c'est moi, c'est l'ado qui écoute pour la première fois dans sa chambre The Queen Is Dead, qui insert le CD de Loveless dans son disc-man lors du trajet de bus vers l'école, la jeune femme qui se lance dans un pogo à un concert d'IDLES, le jeune homme qui pleure en écoutant Mogwai, le boomer dont les poils s'hérissent au son de Safe From Harm. On est des romantiques et des esthètes de la musique mon Joe, c'est justement pour ça qu'on aime tant Vegyn, dont je vais décortiquer le nouvel album pas plus tard qu'au prochain paragraphe. Mais oui ! Vas-y Francky, c'est bon !
Vous êtes peut-être interloqués par cette note de cinq sur cinq pour un album de musique électronique dans un webzine de rock qui de plus a récemment instauré une police du cinq sur cinq pour limiter les emballements personnels de chroniqueurs aussi passionnés que sous-payés. Joe et moi comprenons tout à fait votre réserve, ainsi allons-nous vous expliquer, non pas pourquoi Vegyn est un artiste important, je viens de de la faire ci-avant, mais pourquoi The Road To Hell Is Paved With Good Intentions est un album majeur qui voit un musicien atteindre le sommet de son art et qui arrive à infuser toutes les musiques d'avant-garde actuelles pour les restituer sous une forme accessible au plus grand nombre. Bien que The Road To Hell Is Paved With Good Intentions ne s'annonce pas comme un chef-d'œuvre évident, qu'il ne bande pas les muscles à chaque seconde pour prouver son inventivité formelle, qu'il préfère les chemins de traverse aux tubes efficaces et qu'il soit habité par une sincère humilité, ce disque regorge de trouvailles jubilatoires, mêle avec une déconcertante facilité pop, électro et hip-hop et séduit à la première écoute avant de livrer peu à peu ses secrets et vous faire tomber irrémédiablement et définitivement amoureux. Plus Velvet Underground que Michael Jackson en somme, comparaison tirée par les cheveux mais Joe et moi comprenons (et comme Joe, c'est toi et moi, je pense que tu dois aussi comprendre).
Dans L'Homme Qui Ne Valait Pas Dix Centimes, Doc Gynéco se plaignait que « pour percer, bercer les gens de bonne musique, il faut signer sur des labels qui ne pensent qu'au fric. Je le fais et si je pouvais je ferais les pubs qui vont avec les tubes et tu comprendrais comment on t'entube ». Aujourd'hui l'industrie musicale elle a changé comme dirait Kyky et on peut percer et bercer les gens de bonnes musiques en totale indépendance. C'est exactement ce que fait Vegyn, et alléluia celui-ci préfère célébrer la musique exigeante que de s'offrir une piscine en forme de guitare sur la côte californienne. Pour mettre tout le monde d'accord, Joe (Vegyn, pas le lecteur imaginaire) débute son album par A Dream Goes On Forever où il invite John Glacier, qu'on retrouvera à nouveau plus tard sur In the Front, à poser son irrésistible flow nonchalant. Si tu n'aimes pas le morceau, je te donne rendez vous demain à 19h30 à Porte de Clignancourt, on va régler ça par un combat à mains nues dans un octogone sans règles. Est-ce de l'électro, du hip-hop, du trip-hop, de la pop ? Peu importe, oublie le genre gamin, on est en 2024, on va plutôt parler ici d'instant classic.
Tu aimes la pop et les belles mélodies, alors Another 9 Days avec Ethan P. Flynn et Halo Flip avec Lauren Auder sont faits pour toi. Le premier morceau séduit grâce à son entêtante mélodie et sa troublante introspection tandis que le second n'hésite pas à étaler sa grandiloquence tout au long de ses sept minutes. Tu es fan de Tirzah (Non ? bon, demain 19h45 même endroit), alors tu vas te régaler avec les sonorités vaporeuses et néo-r&b de Turn Me Inside où la jeune française Léa Sen, vue en première partie de Nilüfer Yanya, pose sa voix de velours et avec Trust, porté par son piano chancelant et le flow soul tout en délicatesse de Matt Maltese. On sait que pour la plupart d'entre vous, un album sans guitares c'est comme un film d'Arnaud Desplechin sans Mathieu Amalric : forcément moins bien. Ne vous inquiétez pas, Everything is The Same et Stress Test en regorgent même si elles sont ici traitées plus à la manière de Bibio, l'excellent multi-instrumentiste de l'écurie Warp, que celle d'IDLES ou Fontaines D.C., les brillantes têtes d'affiches de la scène post-punk britannique et éternels chouchous de la rédaction.
Quoi ? En 2024, un album d'électro sans drum and bass ? C'est pourtant ici presque le cas, bien que les beats syncopés de Time Well Spent et plus encore ceux de The Pass Less Travelled, un des plus beaux titres du disque, s'en rapprochent. Mais Vegyn n'est pas un suiveur et plutôt que de jouer sur l'énergie frontale du genre, il préfère partir à contrepied en y greffant quelques glitch pointillistes à la Four Tet. Tu es comme Joe (le lecteur imaginaire cette fois), tu trépignes et te demandes quand est-ce qu'on danse ? Je te dirais un peu tout le temps mais particulièrement sur la house pur jus de Makeshift Tourniquet qui n'aurait pas dépareillé dans un set de David Blot lors d'une soirée Respect. Pour ceux qui n'aiment pas danser et qui préfèrent la musiquent électronique sombre et abstraite comme sur City Planning de Kai Campos, la moitié de Mount Kimbie, les deux derniers titres, Last Night I Dreamt I was Alone et Unlucky For Some, devraient satisfaire votre souci d'austérité et d'exigence artistique. Vous l'aurez compris, sur The Road To Hell Is Paved With Good Intentions il y en a pour tous les goûts mais pas en mode buffet à volonté, plutôt version carte blanche d'un chef étoilé. Vegyn a su se nourrir d'un incalculable nombre de références, les assimiler parfaitement pour ensuite faire table rase, les oublier et créer sa propre cuisine, inédite, aventureuse et délicate aux saveurs sans pareils qui raviront tous les plus fins palais d'entre vous.
Quand il parle de ses principales influences, Vegyn évoque la French Touch et tout particulièrement le titre Fresh issu de Homework, premier LP de Daft Punk. Loin d'être un des titres phares de l'album, dont la plupart sont devenus des tubes mondiaux et du purs objets de pop-culture, Fresh, avec ses bruits de vagues en arrière-plan, son introduction à base de guitare rock seventies muant en une simple note aiguë et tenue pendant presque tout le morceau comme chez Public Enemy et son beat suave et subtil autant qu'addictif et dansant, est aujourd'hui peut-être le morceau qui incarne le mieux le son Daft Punk 1997 et en tout cas celui qui réveille en moi cette douce sensation de découvrir adolescent, dans ma chambre, ce groupe qui s'apprêtait à changer la face de la musique électronique. La clé de lecture de l'œuvre de Vegyn se trouve peut-être ici. Il ne compose pas des Da Funk ou des Around The World, mais plein de Fresh, soit des morceaux un peu moins évidents, un peu moins populaires, mais tout autant révolutionnaires. La vidéo dudit titre, réalisée par Spike Jonze, voit le célèbre homme-chien de Da Funk déambuler, bras ballants et l'air un peu paumé, sur une plage californienne pendant le tourage de son propre vidéo clip et se termine par cette phrase : « Totally low-key and fantastic, it's so the right thing ».
On ne saurait trouver meilleurs mots pour décrire The Road To Hell Is Paved With Good Intentions et n'avons en ce mois d'avril qu'un seul conseil à vous donner, do the right thing et écoutez le prodigieux nouvel album de Vegyn.