Chronique Album
Date de sortie : 01.11.2024
Label : Polydor
Rédigé par
Bertrand Corbaton, le 1er novembre 2024
Beaucoup avaient cessé d'attendre, ou ne faisaient plus vraiment attention aux déclarations de cet homme qui joue avec les nerfs de ses fans comme un chat de The Lovecats avec une pelote de laine. Pourtant, il était bien écrit que 4:13 Dream aurait un successeur seize ans plus tard. À vrai dire, imaginer que l'histoire de The Cure puisse se terminer sur un tel désastre était assez insupportable tant le groupe a pu apporter, et tant cet album de 2008 ne faisait pas honneur à leur immense talent.
D'un autre côté, il n'était pas incohérent de se dire qu'il valait mieux en rester là tant l'inspiration de Robert Smith semblait s'être tarie comme un puits au milieu du désert. Il faut en effet faire un saut de vingt-quatre ans en arrière pour retrouver trace d'une bonne production studio du groupe. À l'époque, Bloodflowers avait l'ambition d'établir une sorte de trilogie avec Pornography et Disintegration. Ambition totalement assumée par la suite avec quelques performances live où le groupe avait joué ces trois albums dans l'ordre du tracklisting, puis immortalisé l'ensemble dans The Trilogy Concerts Live In The Tempodrom Berlin.
Au final, les petites ballades mélancoliques de Bloodflowers n'égaleront pas les deux monuments que sont Pornography et Disintegration, mais on trouvait encore là un Robert Smith inspiré, qui livrait, sans qu'on le sache à l'époque les dernières bonnes chansons du répertoire du groupe. Puis est venue cette traversée du désert, durant laquelle ni les tentatives de durcir le ton en s'attachant les services de Ross Robinson sur l'album éponyme en 2004, ni 4:13 Dream, véritable naufrage, n'ont réussi à redonner du baume au cœur à un public qui avait pris l'habitude d'être gâté malgré quelques sorties de piste tel Wild Mood Swings en 1996.
Malgré ce mutisme créatif, Robert Smith et sa bande n'ont jamais semblé totalement absents, en raison de performances live régulières, une véritable source de jouvence pour un groupe qui n'a jamais été aussi bon que sur scène, son terrain de jeu de prédilection. La dernière tournée en 2022 n'augurait rien de bon pour un éventuel nouvel album, totale arlésienne depuis tant d'années, jusqu'au moment où a fuité l'information selon laquelle la setlist serait agrémentée de plusieurs nouvelles compositions. Surprise d'autant plus grande que les nouveaux titres en question laissaient apparaître un renouveau que l'on n'attendait plus. Il faudra pourtant patienter deux ans de plus pour voir émerger enfin Songs Of A Lost World.
Il faut dire que cet album a une véritable histoire. Il se trouve qu'en dépit d'une attente interminable, sa sortie est plutôt logique tant sa gestation se nourrit de plusieurs moments importants liés à des décès. La perte de ses parents, et de son frère ont poussé Robert Smith à entamer une lutte contre la tristesse, matérialisée par cet album. Quoi de plus normal alors que Songs Of A Lost World soit l'expression d'un constat, l'analyse d'une personne qui se retrouve à un instant de sa vie où il est question de faire le bilan des choses passées, perdues, que l'on ne retrouvera plus jamais ? À cet égard, Alone, chanson d'introduction est l'entrée en matière idoine. Celle-ci avait servi de premier morceau sur les sets de la tournée de 2022, et c'est aussi elle qui guidait l'espoir d'un nouvel album sérieux, qui réconcilierait pour de bon les fans avec leur groupe fétiche.
Alone présente une intro infinie comme The Cure sait les faire, et laisse s'installer une mélancolie sombre et profonde, constante de tout Songs Of A Lost World. Il s'agit là d'un premier instant suspendu, un moment de grâce. Impossible de ne pas être emballé tant le groupe revient de loin. I Can Never Say Goodbye, son double, fonctionne sur un même axiome, se nourrit de la même mélancolie, avec une résignation qui la rend encore plus déchirante. Elle possède une structure similaire, avec cette introduction qui n'en finit pas. La mélodie est simple, touchante, les quelques notes de piano sont minimalistes, et aucun des musiciens n'en fait trop, comme pour mieux préserver la fragilité de l'ensemble. Ce titre a particulièrement marqué Robert Smith lors de son interprétation pendant la dernière tournée puisqu'elle était dédiée à son frère aîné aujourd'hui disparu.
And Nothing Is Forever tend à marquer le pas. On pourra regretter les sonorités des claviers de O'Donnell quelque peu désuètes. Voilà de quoi nous modérer dans notre entrain, nous rappeler aussi que la grande époque du groupe est désormais révolue. Le Cure de Pornography n'existera plus, et celui de Disintegration est à cet instant un leurre pour des fans trop heureux de retrouver une formation enfin redevenue ambitieuse. En dépit de paroles émouvantes, et même si on suit l'anglais dans son propos et sa douleur, quelque chose bloque et l'emphase est ici à la limite de faire décrocher. Pour d'autres raisons, Drone:Nodrone à de quoi interpeler pour de mauvaises raisons. Morceau assez singulier dans cet album mélancolique, il apporte une respiration qu'on pourrait penser salvatrice. Pourtant, ce morceau emplit de colère, caractérisé par le chant de Smith et le jeu nerveux de Reeves Gabrels tombe quelque peu à côté, et plombe un peu l'ambiance générale de l'album.
Mais il était dit que Songs Of A Lost World ne tomberait pas dans l'échec, le médiocre, et pour nous le rappeler, il faut se laisser malmener par l'énorme son de basse de Simon Gallup, qui tient à bout de bras A Fragile Thing. Le groupe remet ici tout le monde d'accord avec ce titre au ton grave, et tout ira à présent dans une ascension vers un niveau que les moins raisonnables n'attendaient pas. Ce sont au final les morceaux qui n'avaient pas été dévoilés qui apparaissent les plus remarquables. Ainsi, All I Ever Am est un immense titre, à la mélodie redoutable. Intense, puissant, incroyablement prenant, Robert Smith caresse ici la force émotionnelle de Disintegration.
Dans le bien nommé Warsong, le groupe met en branle une véritable machine de guerre. Dans un premier temps apparemment inoffensive avec ce son de clavier qui fera penser à l'intro de Untitled, se dévoile peu à peu un véritable raz-de-marée sonore, avec la basse dévastatrice de Simon Gallup en première ligne et un Jason Cooper dont la frappe évoquera aux plus nostalgiques celle de Boris Williams. Warsong est un ouragan implacable, un tumulte, l'expression d'une conclusion irrémédiable. Enfin, le voyage se termine avec un Endsong épique, à la fois puissant et déchirant, Robert Smith est ici inspiré comme jamais, et The Cure nous présentent un morceau final qui marquera cet album de façon durable. Profond, sombre, Endsong aurait pu être l'annonce de la fin de l'aventure des Cure, celle qui clôture leur carrière. Puissant comme n'importe quel titre de Disintegration, il possède en lui une gravité que l'on ne pensait plus Robert Smith capable d'exprimer. Le thème se suffit à lui-même et il faut attendre plus de six minutes pour entendre le chanteur résumer Songs Of A Lost World par les mots « it's all gone ». Endsong est peut-être la chanson après laquelle il court depuis des années, sans avoir la matière émotionnelle pour l'enfanter. C'est absolument merveilleux.
The Cure est un groupe singulier, à l'esthétique et aux sonorités que l'on pourrait considérer comme désuètes. C'est indéniable, la bande de Robert Smith est une formation du passé. Les dernières tentatives du groupe pour recoller à des sons plus actuels , à se rapprocher de formations plus contemporaines ont été des échecs. Alors, inspiré, par des tragédies de la vie personnelle de son leader, The Cure se sont remis à faire du The Cure, car ils ne sont jamais aussi bons que quand Robert Smith abreuve sa musique de ses angoisses de jeune adulte dans Pornography, ou sa mélancolie de trentenaire dans Disintegration. Le temps a toujours été un ennemi surveillé avec méfiance. Il a fini par rattraper ce jeune adolescent de soixante-cinq ans, en le heurtant à son implacable loi. Mais cela aura été nécessaire pour redonner un souffle créatif qui semblait évaporé pour de bon.
Cela pouvait paraître assez improbable, mais avec Songs Of A Lost World, Robert Smith tient peut-être la dernière pièce d'une trilogie entamée en 1982 avec Pornography, poursuivie en 1989 avec Disintegration, et avortée en 2000 avec Bloodflowers. Pourtant, difficile de penser que cet album marquera autant que les deux autres tant The Cure n'est plus un groupe de cette époque. Mais au final qu'importe. Les faits sont là, beaucoup en avaient fait le deuil, mais The Cure sortent un album absolument remarquable. C'est alors qu'on apprend que Songs Of A Lost World n'est pas une fin, mais plutôt le début de la dernière page de l'histoire de ce groupe qui a décidé de poursuivre une route qui prendra fin en 2029, lorsque Robert Smith aura 70 ans. Un âge qui pour lui, sonnera la fin de l'adolescence.