J Spaceman & John Coxon

En se rendant à Memphis pour mixer Ladies And Gentlemen We Are Floating In Space, Jason Pierce, leader de Spiritualized, n'a pas seulement trouvé un studio, mais aussi une scène, un état d'esprit. Fasciné par l'histoire musicale de cette ville, il s'imprègne du blues et de la soul qui hantent chaque coin de rue, ainsi que de la culture locale. De ce voyage naîtra une collaboration singulière avec son complice de groupe, John Coxon, pour une performance inédite sur les images d'un autre héritage de Memphis : le documentaire Stranded In Canton de William Eggleston.

Ce film de 1974 capte le sud de l'Amérique de manière brute et intense, peuplé de personnages étranges et marginaux immortalisés par l'œil poétique d'Eggleston, l'un des photographes les plus influents de notre époque. Des gueules cassées, des monologues enragés, des armes et une bonne dose de Quaalude, une drogue récréative très populaire aux Etats-Unis à la fin des années 60 et au début des années 70. Ce film de famille excentrique fait figure d'OVNI underground. Une œuvre que Jason Pierce se devait d'habiller d'une bande-son – rugueuse, vivante et habitée – jouée en live lors d'une performance au Barbican à Londres en 2015.

Voici enfin l'enregistrement qui voit le jour. Loin des envolées astrales de Spiritualized, cette bande-son de Stranded In Canton est un collage sonore vacillant entre blues poisseux, moments d'intimité déjantée et chaos sonore. Sur scène, Jason Pierce était équipé d'une pédale de volume afin de moduler les dialogues du film en temps réel, ajoutant une dimension organique et dramatique à chaque séquence. Le résultat : une musique sans fioritures, minimaliste et tendue, où chaque note semble naître des profondeurs du Tennessee.

Les morceaux détonnent par leur aspect brut et atmosphérique. Last Week I Took A Trip nous plonge dans un bayou sonore trouble et languissant, tandis que It's Not Gospel se glisse dans une joute verbale, presque théâtrale. On trouve de nombreux interludes tels que What Train Blues ou Back Up William qui évoquent le Velvet Underground de par leur côté dépouillé. Tout cela s'apparente à un blues sale et perforant, une Americana transfigurée par le filtre psychédélique des deux compères. Chaque titre de cette bande-son apporte sa contribution à une pièce d'un puzzle inquiétant, une sorte d'émission étrangère captée par accident, une onde sinistre émise depuis un lieu éloigné et traversant les océans pour se transformer en un écho profond et troublant. I Don't Know What I Can Possibly Do évoque les Spacemen 3 et menace de virer en rockabilly sous amphétamines alors que Love For The Asking glisse dans un marécage de larsens, tel un tourbillon sonore où l'on se perd inévitablement. Credits Roll, final de haute volée, redonnera une bouffée d'oxygène à tous ceux qui se sont noyés dans les tourments électriques du morceau précité.

Music For William Eggleston's Stranded In Canton est une plongée vers la folie douce et l'abandon, qui ne trouvera pas sa place dans toutes les oreilles. Ce n'est ni de la nostalgie ni de l'authenticité vintage ; c'est un miroir sonore étrange, capturant l'âme d'un Sud rêvé et déréalisé, où chaque accord vibre comme un cri enfoui.