Chronique Album
Date de sortie : 07.03.2025
Label : Tiny Global Productions
Rédigé par
Franck Narquin, le 6 mars 2025
Il aura fallu des décennies à Deb Googe et Cara Tivey pour enfin publier un album sous leur propre nom. Un retard inexplicable tant leur influence a façonné des pans entiers de la musique britannique. Deb Googe a sculpté les lignes de basse telluriques des premiers My Bloody Valentine, forgeant avec Isn't Anything (1988) et Loveless (1991) un son qui hantera à jamais le shoegaze et le rock expérimental. Elle a ensuite prêté son jeu précis et grondant à Primal Scream, Thurston Moore ou encore Snowpony (avec Katharine Gifford de Stereolab). Cara Tivey, quant à elle, a collaboré avec Billy Bragg, Blur, Everything But The Girl ou encore The Lilac Time, tissant un parcours aussi discret qu'essentiel, ancrée dans une tradition où la sophistication du piano se marie aux atmosphères folk, pop et new wave.
Leur premier album commun, The Golden Thread, enregistré dans le home studio de Deb Googe, est un disque dense et tendu, qui oscille entre abstraction et mélodie, entre rugosité et délicatesse. Dès l'ouverture, Bad Habits plante le décor : beat métronomique, basse en distorsion sludge et cordes dissonantes composent une atmosphère sombre et hypnotique. La voix blanche de Deb Googe scande "bad habits" en boucle, tel un mantra, quelque part entre Massive Attack et The Velvet Underground. C'est un début oppressant, qui place immédiatement l'auditeur dans un état d'alerte. Puis s'ouvre un triptyque majoritairement instrumental où basse et piano semblent se mesurer en un duel feutré mais implacable. The Longest Walk superpose la légèreté des touches de Cara Tivey au vrombissement souterrain de la basse de Deb Googe, chacune affûtant son langage musical comme une lame. You Take It With You When You Go, plus pesant, adopte une cadence de dub poisseux, tandis que Rant inverse les dynamiques : cette fois, c'est le piano qui mène la danse, virevoltant mais toujours sur des tonalités sombres, poussant le morceau dans une spirale quasi obsessionnelle.
Après ces quatre titres d'une austérité radicale, Dumb apporte une respiration plus mélodique. Premier single de l'album, c'est un trip-hop vacillant, en équilibre entre psychédélisme et tension sous-jacente, une transe hypnotique qui évoque le Bristol des années 90 sans jamais en reproduire les clichés. Le dernier tiers du disque s'adoucit, mais sans jamais se départir d'une noirceur latente. Mad Mike (Mark My Words) introduit une touche de mélancolie, avec un chant susurré et un piano élégant, caressant l'auditeur après la rigueur des morceaux précédents. The Last Tear Falls pousse encore plus loin l'expérimentation ambient, convoquant l'univers de Ryuichi Sakamoto avec son piano solitaire, écorché par des éclats de larsens. Enfin, Secret Place clôt l'album avec une mélodie plus accessible, presque une ritournelle pop, mais toujours habitée par cette sensation diffuse de malaise et de tension retenue.
The Golden Thread n'est pas un album facile d'accès. Son austérité initiale et son refus de toute concession pourraient rebuter certains auditeurs. Pourtant, Deb Googe et Cara Tivey livrent, par touches successives, les clés d'un univers où l'expérimentation ne sacrifie jamais l'émotion. En alternant format pop et recherches sonores, en conjuguant enregistrement live et trouvailles de production, elles condensent en huit morceaux et trente-quatre minutes une impressionnante densité. Court mais abyssal, rugueux mais envoûtant, c'est un disque qu'il faut oser défricher, un fil d'or tendu entre le minimalisme brut et la sophistication discrète : soft as snow but warm inside.