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Anika

Abyss

Anika - Abyss
Chronique Album
Date de sortie : 04.04.2025
Label : Sacred Bones Records
4
Rédigé par Franck Narquin, le 24 mars 2025
Il fut un temps où l'on croyait encore pouvoir comprendre. Penser la crise, décrypter le chaos, lui opposer des mots, des concepts, des disques théoriques. Anika était de ceux-là : journaliste de formation, chanteuse malgré elle, oracle post-punk posant sa voix blanche sur des nappes de dub militant. Son premier album ressemblait à un tract fantomatique ; Change, à une élégante mise en perspective du monde d'après. Mais aujourd'hui, penser ne suffit plus. Le réel déborde. L'époque n'écoute plus les idées, elle frappe — et il faut répondre autrement. Abyss est un disque de cette bascule : un disque de constat, mais surtout un disque de combat. Anika n'y intellectualise plus l'effondrement. Elle l'affronte. Avec un groupe, un cri, une énergie brute, une captation directe. La voix ne flotte plus, elle attaque. L'esthétique ne filtre plus, elle encaisse. Fini les utopies froides, place aux corps chauds. Ce monde ne se décrypte plus, il se traverse. Et Anika, désormais, s'y jette à mains nues.

Anika n'a jamais fait les choses comme les autres. Pas vraiment chanteuse, pas tout à fait musicienne, encore moins frontwoman classique, elle s'est toujours positionnée à la lisière : journaliste politique devenue égérie post-punk, voix spectrale sur fond de dub radical, figure intellectuelle évoluant dans des contre-cultures qu'elle n'a jamais voulu exotiser. En 2010, son premier album, enregistré avec le projet Beak> de Geoff Barrow, apparaissait comme une anomalie fascinante : un disque froid, militant, minimaliste, où le dub servait de laboratoire sonore pour une parole distanciée. Avec Change (2021), Anika opérait un virage : plus de rondeur, plus de fluidité, une esthétique art-rock élégante, presque cérébrale — mais jamais maniérée. Une forme de maturité, de contrôle, comme si la jeune femme qui explorait la nuit berlinoise avait gagné en hauteur sans rien perdre de sa radicalité.

Et puis vient Abyss. Un disque plus court, plus sec, plus brutal. Un disque qui renonce à toute forme de sophistication pour retrouver une vérité nue et instable. C'est la fin du fétichisme du son ; place à l'enregistrement brut, à la performance sans filet, à la recherche de l'essence même d'un groupe. Dès l'ouverture, Hearsay bande les muscles. Les guitares saturées claquent, la tension des couplets explose en un refrain frontal. Anika n'analyse plus la société médiatique : elle l'attaque. “Parasites feeding off the blood of the public”, dit-elle — plus PJ Harvey que Hannah Arendt. Cette mutation musicale accompagne une mutation personnelle : la jeune exploratrice du Berlin 2010, devenue chanteuse engagée en 2021, se jette désormais dans le vide. Sans concept, sans prétexte. Avec Honey, elle crache, éructe, vrille : plus de mélodie, juste un mot répété dans le fracas. Ce n'est plus du rock pensé, c'est de la matière brute. Abyss (le morceau) pousse encore plus loin la logique de contraste : guitares noise, basse grunge, mais voix diaphane, presque indifférente — comme un rappel qu'Anika ne crie jamais pour jouer à la rockeuse. Elle laisse la masse sonore parler à sa place.

Change était un album d'analyste, d'observation, tandis que Abyss est un disque de survie, d'action. Le chaos n'est plus un sujet : c'est un état. Et la musique n'y répond plus avec des concepts, mais avec des chocs. On l'entend dans Out Of The Shadows, morceau-pivot à double détente : d'abord nappes lentes, presque new age, puis bascule soudaine dans un rock garage abrasif, presque joyeux dans sa violence. Comme une métaphore du monde Instagram : filtre doux en façade, brutalité totale en arrière-plan. One Way Ticket creuse la même veine : répétition hypnotique, distorsions à la Sonic Youth, incantation en voix parlée qui rappelle Jim Morrison. Le voyage n'a rien de mystique, c'est un aller simple vers la friction. Anika n'a plus besoin d'écrire des manifestes : elle habite un monde où Buttercups, en clôture, peut ne dire que “la la la”. Parce que les mots ne suffisent plus. Parce qu'ils n'ont plus d'effet. Seuls les sons, le souffle, les vibrations gardent un pouvoir. Abyss est un disque d'époque au sens fort : une œuvre abrasive qui subit son époque autant qu'elle la restitue.

Dans ses débuts, Anika chantait comme on récite un texte. Froide, presque absente, elle semblait commenter le monde depuis un autre plan. Mais ici, quelque chose a changé. Dans Walk Away, la voix se fendille. Elle reste distante, mais le texte la rattrape : solitude, incommunicabilité, fatigue du lien. Un morceau plus doux, presque pop, qui fait respirer l'album sans en interrompre la tension. Dans Oxygen, la voix se fait spectrale, presque en apesanteur, glissant sur une ligne de basse minimaliste très The Cure. Ce n'est pas l'émotion brute, c'est l'émotion filtrée par le vertige. Une poésie du retrait qui rappelle que la transformation d'Anika n'est pas totale : elle reste cette présence paradoxale, en retrait mais centrale. Elle n'a pas fusionné avec la scène, elle y résiste encore. Et c'est peut-être dans cette tension entre l'Anika performeuse et l'Annika femme que se joue l'essence de Abyss. La voix n'est jamais totalement là, jamais totalement absente. Elle flotte entre deux états. Elle brouille les frontières entre distance et violence, contrôle et abandon.

Dans cette matière brute, ces élans noise, ces boucles distordues, on entend des filiations nettes, mais jamais appuyées. Anika ne cite pas : elle transpose. Elle n'est pas Nico, mais elle l'évoque, dans cette manière de poser la voix comme un spectre dans Into The Fire, ou d'enchaîner des phrases sans jamais céder à la mélodie. Une forme d'anti-séduction, qui devient ici une forme de pouvoir. La brutalité sèche de Honey, l'intensité contenue de Last Song, le mélange de rage et de pudeur de Buttercups : on pense à PJ Harvey, époque Rid Of Me, mais aussi à la crasse maîtrisée de Hole, ou à cette manière qu'avait Genesis P-Orridge de transformer le corps en surface sonore et politique. Anika ne singe pas ses aînées : elle en prolonge la vibration. Avec un refus clair de tout spectaculaire. Pas de climax, pas de solos, pas de poses. La seule posture ici, c'est l'abandon. Et cette posture-là est tout sauf confortable.

Abyss n'est pas un album qui brille, mais un corps en sueur qui tombe, se relève, crie et recommence. On y perd la beauté désincarnée de Change et la menace sourde du premier album. Mais ce qu'on y gagne n'a pas de prix : la sensation, rare et précieuse, d'un disque qui ne cherche pas à bien faire mais à faire juste. On sent que ce disque n'a pas été écrit pour les plateformes, ni pour séduire les critiques. Il a été conçu comme un point de passage : pour elle, pour le groupe, pour nous. Et c'est peut-être sur scène qu'il prendra toute sa dimension. Car Abyss n'est pas un disque à écouter au casque. C'est une matière à éprouver, à confronter et à hurler avec elle.
tracklisting
    01. Hearsay
  • 02. Abyss
  • 03. Honey
  • 04. Walk Away
  • 05. Into The Fire
  • 06. Oxygen
  • 07. Out Of The Shadows
  • 08. One Way Ticket
  • 09. Last Song
  • 10. Buttercups
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    Hearsay - Abyss - Oxygen
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