Chronique Album
Date de sortie : 12.04.2025
Label : PLZ Make It Ruins
Rédigé par
Franck Narquin, le 11 avril 2025
Reprendre Moon Safari est une gageure. Un disque si parfaitement ciselé qu'il semble se suffire à lui-même, inaltérable, figé dans une époque où l'électronique française rêvait encore en analogique. Moon Safari n'est pas qu'un album, c'est une carte postale sonore d'un futur qui n'a jamais eu lieu. Air ont conçu une musique intemporelle en puisant dans le passé, en construisant un pont entre Jean-Jacques Perrey et Burt Bacharach, entre le lounge et le space age. Y toucher, c'est risquer l'anecdote, le gadget, la dilution. Mais Vegyn n'est pas de ceux qui polissent les reliques. Son premier album s'intitulait Only Diamonds Cut Diamonds : seul un maître peut s'attaquer à une pièce maîtresse. Là où la plupart se contenteraient d'un hommage poli ou d'un lifting synthétique, il opère une dissection chirurgicale, une reconfiguration, une relecture où chaque note du disque se voit déplacée, déconstruite, puis réinsérée sous une autre lumière. Blue Moon Safari n'est pas une version modernisée du chef-d'œuvre d'Air, c'est un palimpseste : un texte effacé et réécrit, où les traces de l'original affleurent sous la surface.
Vegyn n'entre pas dans Moon Safari par la grande porte. Exit l'ouverture majestueuse de La Femme d'Argent et son long voyage cosmique, il commence par New Star In The Sky, un morceau mineur, une virgule musicale dans l'original. Sauf que sous ses mains, cette plage de transition devient une ouverture, un battement inaugural qui pose immédiatement la question : est-on en présence d'un disque figé ou d'un organisme vivant que l'on peut reconfigurer ? Le mouvement est brutal. La Femme d'Argent, réduite à quatre minutes, perd son opulence jazz pour devenir une ritournelle synthétique, presque un interlude. À l'inverse, Sexy Boy et Kelly Watch The Stars sont déconstruits avec une perversion délicieuse : les mélodies tant attendues sont repoussées, les nappes d'introduction s'étirent, la frustration devient une composante du plaisir. Vegyn ne donne pas ce que l'auditeur attend, il le fait patienter, il joue avec la mémoire collective de l'album pour la réagencer à sa manière. Blue Moon Safari est une chambre d'échos où l'original se reflète, se distord et se réincarne sous une autre forme.
Reprendre un album culte, c'est jouer avec la perception du souvenir. Nous n'entendons jamais un disque tel qu'il est, mais tel que nous nous en souvenons. Vegyn le sait et s'en amuse : des voix parlées apparaissent comme des spectres, répétant les titres des morceaux d'Air, comme si un passant murmurait leurs noms au détour d'une rue. Il ne veut pas simplement rejouer Moon Safari, il veut rappeler que cet album a existé différemment pour chacun de nous. Cette idée culmine sur Remember, où l'ADN pop Beatles de l'original est totalement effacé au profit d'un beat trip-hop sec, d'un vocoder spectral et d'une boucle synthétique minimale. Le souvenir de la chanson est là, mais comme un rêve déformé, un reflet dans une vitre embuée. On pense aux explorations sonores de William Basinski et à sa manière de travailler la dégradation de la mémoire sonore : Blue Moon Safari n'est pas un hommage figé, c'est une tentative de rejouer un disque à travers le prisme du temps, de la perte et de la reconstruction.
Car un album, un vrai, celui qui change une vie ou crée une vocation, n'est pas l'œuvre uniquement de son auteur. Il naît lors de sa rencontre avec l'auditeur. C'est ce que Vegyn raconte ici : non pas une relecture objective de l'originel, mais le souvenir de sa propre rencontre avec le disque, enfant. Ce qu'il en reste en tant qu'homme aujourd'hui. Blue Moon Safari n'est pas un hommage, c'est une déclaration d'amour, une mémoire reconstruite, un écho du passé réinterprété avec les outils du présent.
Un détail anodin, mais révélateur : sur Ce Matin-Là et All I Need, Vegyn ajoute un bruit de mer en arrière-plan. Un clin d'œil discret, mais qui connecte Moon Safari à Fresh de Daft Punk. Les vagues comme fil conducteur, comme passage invisible entre deux piliers de la French Touch. Vegyn, qui a toujours revendiqué son amour pour Homework, ne se contente pas de réinterpréter Air, il relie les points, trace des lignes entre les courants qui ont façonné la fin des années 90. Mais il ne se limite pas à ce jeu de références. Il injecte des textures 80's dans Talisman, lui donnant un rythme plus marqué, une pulsation qui l'éloigne de sa langueur originelle. Il écarte les orchestrations 70's de You Make It Easy pour ne conserver que la voix nue de Beth Hirsch, comme une réminiscence brute, une pureté ramenée à son essence. Blue Moon Safari n'est pas qu'un disque de relecture, c'est un point d'équilibre mouvant entre respect et sabotage, entre mémoire et recréation.
Cette relecture arrive à un moment où l'album célèbre ses 25 ans, accompagné d'une tournée anniversaire majestueuse, à l'image du concert donné par Air à La Route du Rock de Saint-Malo. Un moment suspendu, austère mais divin, qui rappelait à quel point ce disque avait dépassé son époque pour devenir un repère absolu dans la musique électronique. Mais un repère peut-il encore bouger ? Conserver Le Voyage de Pénélope comme final est un aveu : Moon Safari a beau être déconstruit, sa structure profonde demeure. Le voyage continue, mais sous une autre forme. Là où tant d'albums cultes finissent fossilisés, sanctifiés par des rééditions en vinyle ultra-luxe, Vegyn prouve qu'il est encore possible de tailler dans la matière sans la dénaturer. Ce n'est pas un remix, ce n'est pas une version augmentée. C'est un diamant retaillé, dont l'éclat est le même, mais dont la forme est nouvelle.
Si un autre producteur s'était attaqué à Moon Safari, on aurait probablement eu un objet de consommation culturelle, une édition bonus formatée pour un Record Store Day opportuniste. Mais Only Diamonds Cut Diamonds : il fallait un orfèvre comme Vegyn pour que Blue Moon Safari ait une raison d'exister. Il fallait quelqu'un capable d'aimer un album sans le figer dans la nostalgie, de lui redonner du mouvement sans en trahir l'esprit. Les diamants sont éternels ? Peut-être. Mais sous la bonne lumière, un bon tailleur peut leur donner un éclat inédit. Vegyn ne s'est pas contenté de regarder Moon Safari, il l'a touché, il l'a transformé en appliquant sa devise empruntée à Fresh : "Totally low-key and fantastic, it's so the right thing". Et contre toute attente, l'album brille toujours autant.