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The Cure

Mixes Of A Lost World

The Cure - Mixes Of A Lost World
Chronique Album
Date de sortie : 13.06.2025
Label : Polydor
4
Rédigé par Franck Narquin, le 13 juin 2025
Remixophobie : attitude de rejet à l'égard du métissage musical, peur panique des mélanges, horreur de la souillure stylistique et obsession de la pureté identitaire. Voici un fléau moderne contre lequel nous luttons avec constance et mauvaise foi assumée. Trop souvent, le remix a été moqué, relégué en bonus track pour DJ ou en appendice marketing et perçu comme un geste parasitaire, accessoire ou putassier. On le croit commercial, grotesque, inutile, souvent détesté mais rarement écouté et compris. Pourtant, le remix est une forme noble, un art mutant, un laboratoire du son autant qu'une mémoire vivante de la modernité. Il sied parfaitement à l'histoire de la musique britannique, en permanente réinvention et recyclage de son propre passé. The Clash l'acoquinent avec le reggae, Joy Division prennent des machines et deviennent New Order, le Summer of Love injecte de l'acid house dans l'indie pop et les basses funk s'infiltrent dans le post-punk le plus rigoriste. De cette hybridation naît la nouveauté et le remix en est l'épicentre, l'acte même de la mutation. Quand Andrew Weatherall dynamite Loaded de Primal Scream, il ne l'arrange pas, il le sublime. Quand Mad Professor dubbe Protection de Massive Attack en No Protection, il crée une ombre liquide encore plus politique et dense que l'original. Quand Jamie xx ressuscite Gil Scott-Heron dans We're New Here, il ne le fait pas revenir, il le réactualise.

On pourrait dresser une véritable généalogie du remix britannique, des pionniers aux héritiers. Des maîtres tels qu'Andrew Weatherall, Aphex Twin ou Coldcut, qui ont révolutionné le genre dans les années 90, jusqu'à Four Tet, Overmono et Vegyn, qui prolongent aujourd'hui l'esprit du remix dans des formats fractals et inclassables. Et que dire de ces artistes qui se prêtent au jeu avec exigence, Depeche Mode, qui ont toujours confié leurs morceaux à des réinventeurs brillants, Hot Chip, remixeurs curieux de la jeune garde jusqu'à The Cure eux-mêmes, dont Mixed Up et Torn Down ont prouvé qu'ils savaient aussi s'auto-remixer. Le remix est une conversation à travers le temps, les styles et les genres. C'est là que le punk discute avec la house, que la cold wave flirte avec le dubstep, que le RnB se redécouvre en ambient. Le remix est l'endroit où la musique ne meurt pas, elle mute, bifurque, se régénère. Alors cessons d'y voir un gadget et cessons de croire qu'un bon morceau est une relique sacrée qu'on ne touche pas. Avec ses 24 relectures signées par des pontes tels que Daniel Avery, Paul Oakenfold ou Mogwai, Mixes Of A Lost World devrait balayer les derniers relents remixophobes car loin d'être une banale version Extended ou Deluxe de Songs Of A Lost World, il en est le bouquet final, son point d'orgue crépusculaire, flamboyant et gargantuesque.

L'album est divisé en trois volumes de huit titres. Chaque morceau original a donc droit à trois remixes, assurés par un casting haut de gamme, réparti avec pertinence entre artistes anciens et émergents, figures installées et voix underground, issus d'univers variés, de la deep house berlinoise d'Âme au metal californien des Deftones. En toute logique, le disque s'ouvre sur un remix signé Paul Oakenfold, déjà auteur d'une version mémorable de Close To Me et dont la présence tisse un lien direct avec Mixed Up. Ce disque fixait un cap clair, il ne s'agissait pas de produire de simples versions « dancefloor friendly », mais de réinventer les morceaux comme s'ils appartenaient à d'autres artistes. Un geste radical à l'époque et qui fait aujourd'hui école. C'est cet esprit qu'on retrouve ici car les invités ne sont pas venus pour prendre leur cachet ou offrir un lifting paresseux mais créer une œuvre collective à la hauteur du mythe.

À sa sortie en 1990, Mixed Up dérange, trop électronique pour les fans de Disintegration, trop gothique pour les clubs. Pourtant, derrière ses relectures étirées, The Cure préfigurent une révolution plus vaste. Car Mixed Up ne se contente pas d'ouvrir le rock au remix, il annonce la fusion à venir entre noirceur introspective et pulsation électronique, que Radiohead, Björk ou Massive Attack porteront à son apogée sur Kid A, Homogenic ou Mezzanine. La cold wave, le summer of love ou Madchester avaient posé les bases, Mixed Up en dévoilait le versant spectral. Plus qu'un disque de remixes, c'était un manifeste, en avance d'une décennie sur le son des années 90. Mixes Of A Lost World s'inscrit aujourd'hui dans cette même logique de collision fertile, entre héritage, machines et vertige. S'il est unanimement reconnu que The Cure ont retrouvé avec Songs Of A Lost World l'inspiration qui leur faisait défaut depuis plusieurs disques, on pourrait néanmoins lui reprocher une production un peu timide, en décalage avec la puissance d'écriture des morceaux, la faute à un traitement daté des guitares solo, des parties de piano trop lisses et une retenue frustrante dans le mix général. C'est précisément en investissant ces failles que ces vingt-quatre relectures trouvent leur légitimité et leur nécessité. Mixes of a Lost World n'est pas un disque pour les puristes, c'est un disque pour les Curistes.

Trente-quatre ans après Mixed Up, l'histoire semble se répéter ou plutôt se prolonger. Mais comment ce projet a-t-il vu le jour ? Tout part, comme souvent chez The Cure, d'un accident heureux. Revenant sur la genèse du projet, Robert Smith explique que « juste après Noël, on m'a envoyé quelques remixes non sollicités de morceaux de Songs Of A Lost World, et je les ai vraiment adorés. The Cure a une histoire riche et colorée avec toutes sortes de musiques dance, et j'étais curieux d'entendre à quoi ressemblerait l'album entier entièrement réinterprété par d'autres ». Cerise sur le gâteau toutes les royalties du groupe seront reversées à l'ONG War Child UK. Voilà pour le contexte, reste à déballer le cadeau et voir ce que petit papa Robert nous a apporté dans sa besace.

Le premier disque pose les bases d'un dialogue fécond entre The Cure et la sphère électronique la plus exigeante et propose de véritables relectures des titres originaux signées Four Tet, Orbital, Âme ou Daniel Avery. Dès les premières secondes, Paul Oakenfold ouvre le bal avec un I Can Never Say Goodbye grandiloquent, saturé de cordes et de tension dramatique, une entrée de film noir, façon James Bond dépressif s'égarant dans un club berlinois. Viennent ensuite deux sommets, Endsong par Orbital, somptueux travelling émotionnel entre nappes analogiques et lente montée synthétique et Alone par Four Tet, qui ajoute un beats en forme de battement de cœur, une pulsation presque vitale, où la voix de Robert Smith flotte dans une douce mélancolie. Daniel Avery, lui, étire Drone:Nodrone dans un tunnel industriel poisseux et métallique, comme une descente dans les entrailles d'un club gothique. Même les morceaux plus légers comme A Fragile Thing, revisité par Âme dans une version sautillante façon The Lovecats sous vitamines, conservent cette aura étrange entre hommage et mutation. Un premier disque dense, spectral et souvent sublime.

Le deuxième disque troque les textures cérébrales pour des beats affirmés, plus club mais aussi plus inégaux. On entre ici dans un univers de dancefloors, où l'efficacité rythmique prime, parfois au détriment de la surprise. All I Ever Am devient sous les doigts de Mura Masa un morceau d'euphorie pure, les breaks claquent comme chez Underworld, les nappes gonflent à vue d'œil et l'ensemble déborde d'énergie juvénile. Sally C muscle A Fragile Thing avec une techno percutante mais un brin fonctionnelle. Même constat pour Gregor Tresher ou Omid 16B, dont les versions trop sages s'oublient vite. Mais certaines relectures surnagent, Drone:Nodrone par Anja Schneider, clinique et tranchant, semble tout droit sorti du Berghain à l'aube et And Nothing Is Forever par Cosmodelica, avec Joe Goddard aux manettes, réussit à injecter une sensualité pop presque eighties, comme si Depeche Mode s'invitait chez Hot Chip. Un disque oscillant entre efficacité et redondance, qui ravira les amateurs de BPM percutants, sans toujours convaincre les amoureux de réinvention.

Le troisième disque est sans doute le plus émouvant, le plus déroutant aussi. Ici, ce ne sont plus des DJ ou des producteurs, mais des musiciens tels que Craven Faults, Mogwai et The Twilight Sad qui prennent les commandes et offrent huit pièces sombres, contemplatives et souvent magnifiques. Craven Faults transforme I Can Never Say Goodbye en litanie ambient de neuf minutes, comme une veillée funèbre au ralenti. Alone, démembré par Ex-Easter Island Head, ne garde que des murmures de voix et des lames de drone en suspension. And Nothing Is Forever devient chez Trentemøller un puzzle mouvant de textures et d'ombres, entre spleen glacial et climax cinématographique. Quant à Mogwai, ils livrent avec Endsong un final apocalyptique, entre épure planante et mur du son grésillant, un morceau qui appartient autant à eux qu'à The Cure et qui donne au projet une conclusion magistrale. Ce troisième volume, plus qu'un simple disque de remixes, est une galerie de portraits en clair-obscur, un hommage vibrant à la capacité de mutation d'un groupe hors du temps.

Par essence, un tel projet avec 24 invités s'avère inégal et propose un éventail de styles tellement large qu'il ne pourra satisfaire en permanence chaque auditeur. Néanmoins, le niveau général est largement au-dessus de ce que proposent habituellement les disques de remixes. Chaque disque a été conçu comme un propre album avec une construction cohérente et le groupe s'est assuré que chaque titre reçoive trois traitements radicalement différents afin d'éviter tout doublon. Ainsi Alone passera de l'electronica mélancolique de Four Tet à la house baléarique de Shanti Celeste avant qu'Ex Easter Island Head n'en offre une version ambient et hypnotique. Trois visions singulières soulignant l'influence de The Cure sur la musique des quarante-cinq dernières années.

Cette trilogie remixée semble obéir à une logique sensorielle inversée, un premier volume éthéré, suspendu entre drone, nappes et pulsations flottantes, un deuxième ancré dans le rythme, la pulsion et la physicalité du club et un troisième enfin, plus rugueux, électrique et chaotique. Une trajectoire du vaporeux vers le tellurique, du ciel vers la terre, de l'apesanteur vers l'effondrement. Et s'il ne s'agissait pas seulement d'un agencement esthétique, mais de l'écho discret d'une histoire plus vaste, celle de The Cure elle-même ? En effet, la discographie du groupe peut se lire comme une cartographie émotionnelle en trois temps. L'éther, d'abord, celui de Seventeen Seconds, Faith, Pornography, et plus tard de Disintegration, où la musique devient brouillard, recul ou rituel spectral. Des albums comme des chambres vides où résonnent les fantômes du soi. La chair, ensuite, celle qui désire, qui danse, qui éclate tout au long de The Top, The Head On The Door, Kiss Me Kiss Me Kiss Me et Wish. Une période chatoyante, excessive, traversée de lumière et de contradictions, où le groupe se frotte au monde sans cesser d'en souffrir. Et puis, le chaos, celui qui gronde en silence dans Bloodflowers puis qui hurle dans Songs Of A Lost World et annonce la fin du romantisme et le retour brutal au réel.

Et si les remixes de Mixes Of A Lost World rejouaient, chacun à leur manière, cette triple respiration ? Une dernière danse à travers les humeurs d'un groupe qui n'a jamais cessé d'explorer ses propres ténèbres et de les faire danser et auquel on se refuse de devoir dire au revoir.
tracklisting
    DISQUE 1
  • 01. I CAN NEVER SAY GOODBYE (Paul Oakenfold 'Cinematic' Remix)
  • 02. ENDSONG (Orbital Remix)
  • 03. DRONE:NODRONE (Daniel Avery Remix)
  • 04. ALL I EVER AM (meera Remix)
  • 05. A FRAGILE THING (Âme Remix)
  • 06. AND NOTHING IS FOREVER (Danny Briottet & Rico Conning Remix)
  • 07. WARSONG (Daybreakers Remix)
  • 08. ALONE (Four Tet Remix)
  • DISQUE 2
  • 01. I CAN NEVER SAY GOODBYE (Mental Overdrive Remix)
  • 02. AND NOTHING IS FOREVER (Cosmodelica Electric Eden Remix)
  • 03. A FRAGILE THING (Sally C Remix)
  • 04. ENDSONG (Gregor Tresher Remix)
  • 05. WARSONG (Omid 16B Remix)
  • 06. DRONE:NODRONE (Anja Schneider Remix)
  • 07. ALONE (Shanti Celeste 'February Blues' Remix)
  • 08. ALL I EVER AM (Mura Masa Remix)
  • DISQUE 3
  • 01. I CAN NEVER SAY GOODBYE (Craven Faults Rework)
  • 02. DRONE:NODRONE (JoyCut 'Anti-Gravitational' Remix)
  • 03. AND NOTHING IS FOREVER (Trentemøller Rework)
  • 04. WARSONG (Chino Moreno Remix)
  • 05. ALONE (Ex-Easter Island Head Remix)
  • 06. ALL I EVER AM (65daysofstatic Remix)
  • 07. A FRAGILE THING (The Twilight Sad Remix)
  • 08. ENDSONG (Mogwai Remix)
titres conseillés
    Alone (Four Tet Remix) - And Nothing Is Forever (Cosmodelica Electric Eden Remix) - A Fragile Thing (The Twilight Sad Remix)
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