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Blood Orange

Essex Honey

Blood Orange - Essex Honey
Chronique Album
Date de sortie : 29.08.2025
Label : RCA Records
45
Rédigé par Franck Narquin, le 29 août 2025
A presque quarante ans et après deux décennies de carrière, Devonté Hynes s'est imposé comme une figure majeure de la musique anglaise tout en préservant une aura de mystère. De son groupe dance-punk Test-Icicles au succès planétaire de Blood Orange, en passant par la pop de chambre hybride de Lightspeed Champion, il n'a cessé de se réinventer. Sollicité tour à tour par la mode, le cinéma et la pop mainstream, il a pourtant préféré butiner, s'offrant même une longue pause depuis son brillant Negro Swan et la plus dispensable mixtape Angel's Pulse. Il revient aujourd'hui, non pas sous un nouvel alias, mais sous une nouvelle forme, plus minimale et apaisée mais à la créativité régénérée. Essex Honey est un projet profondément personnel, façonné dans le contexte du deuil de sa mère, mêlant nostalgie de l'Essex et souvenirs familiaux, tout en convoquant de prestigieux invités tels que Lorde, Caroline Polacheck, Brendan Yates (Turnstile) ou encore Tirzah. Il en résulte un album intime et grandiose, d'une simplicité apparente mais d'une construction virtuose.

S'il n'a cessé de s'inventer des personnages, aujourd'hui Devonté Hynes tombe les masques et se montre à nu. Sa musique n'a jamais semblé aussi limpide et touchante. Sa voix, fragile et souvent filtrée, se fond dans la texture sonore, parfois relayée ou prolongée par ses invités, formant un autoportrait collectif. Pour affronter la perte de sa mère et la solitude qui l'a suivie, il convoque ses amis, comme si la fraternité et la musique étaient les seuls remèdes possibles. Chaque morceau devient alors une étape du deuil, une tentative d'apprivoiser l'absence.

Le disque s'ouvre dans la pénombre (Look At You), presque désincarné, comme si l'artiste ne savait plus où poser sa voix. Mais la vie reprend vite le dessus, le piano triste de Thinking Clean s'élève peu à peu grâce à des cordes cinématographiques et une batterie jazz virevoltante. Devonté Hynes alterne ainsi les climats, entre épure et ampleur, entre fragilité et vitalité retrouvée. Dans Somewhere In Between, guitares, harmonica et saxophone ouvrent l'espace. Il y confie sa peur du temps qui s'échappe (« and in the middle of your life, could you have taken some more time? ») avant de répondre par une prière bouleversante (« I just want to see again »), comme un désir de revoir le monde avec ses yeux d'enfant.

Cette ambivalence traverse tout l'album, le deuil exprimé frontalement (Mind Loaded, où Lorde cite Elliott Smith sur des cordes funèbres) se mue en hymnes lumineux (The Field, hommage appuyé à The Durutti Column, transformant la douleur en tendresse). Même la pastorale trompeuse de Countryside, faussement bucolique, laisse filtrer un beat dépressif et des synthés lugubres, comme si la mort rôdait jusque dans les paysages les plus apaisés. Plus loin, des morceaux comme Vivid Light ou Life flottent entre R&B éthéré et jazz cotonneux, quand The Last Of England ou The Train (King's Cross) font le choix de la légèreté mélodique. Le sublime I Can Go referme l'album sur une note de libération, il est temps de laisser partir les fantômes.

Mais Essex Honey ne se contente pas de pleurer une absence, il pleure aussi une époque. En citant Elliott Smith ou The Replacements dans ses paroles, Devonté Hynes convoque ses héros d'adolescence, comme pour rouvrir la chambre d'ado où tout a commencé. Musicalement, il fait remonter à la surface une filiation plus ancienne encore, celle des groupes d'indie pop anglaise des années 80, Felt, The Field Mice ou The Durutti Column (invité sur l'album), qui semblent avoir bercé son enfance dans l'Essex. Le deuil de sa mère se double ainsi d'un autre, plus diffus mais tout aussi profond, celui de sa jeunesse.

C'est en revisitant ces fantômes qu'il retrouve paradoxalement la vie. Chaque titre agit comme un haïku, minimal mais traversé de métamorphoses sonores, entre dépouillement et profondeur. Derrière cette sobriété apparente, la production avance par strates et ruptures, un piano suspendu, des cordes sombres qui surgissent puis s'éclipsent, un saxophone qui traverse l'espace avant de disparaître. Cette écriture fragmentaire épouse parfaitement le propos du disque, où se superposent les âges de la vie et les voix de différentes époques. On pense à Tirzah pour la beauté noire en apesanteur, à Inflo pour la précision cristalline ou à caroline pour cette manière de laisser passer des fragments de vie quotidienne. Et comme toujours chez Devonté Hynes, l'équilibre reste instable entre underground et mainstream, il attire les stars sans jamais se diluer ni se perdre.

Essex Honey est un disque de deuil, certes, mais surtout un disque de renaissance, peut-être le plus beau de son auteur.
tracklisting
    01. Look At You
  • 02. Thinking Clean
  • 03. Somwhere in Between
  • 04. The Field
  • 05. Mind Loaded
  • 06. Vivid Light
  • 07. Contryside
  • 08. The Last of England
  • 09. Life
  • 10. Westerbag
  • 11. The Train (King’s Cross)
  • 12. Scared of it
  • 13. I Listened (Every Night)
  • 14. I Can Go
titres conseillés
    Mind Loaded - Somewhere In Between - The Field
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