Ho, Ho, Ho ! Non tu ne rêves pas, c'est bien moi le Père Noël. Tu te souviens certainement de cette époque où tu attendais fébrilement le premier décembre pour pouvoir m'envoyer ta liste de cadeaux et dévorer les vingt-trois premiers chocolats de ton calendrier de l'Avent en moins de quinze minutes. Mais une année, va savoir pourquoi, tu as oublié de m'écrire et ensuite tu ne l'as plus jamais fait. Cela ne m'a pas empêché de déposer sous le sapin quelques-uns de plus précieux cadeaux que tu aies reçus, des albums de The Jesus & Mary Chain, My Bloody Valentine, Slowdive ou Ride. Je n'avais pas besoin d'algorithme, tu as toujours été rêveur et bruyant, romantique et bagarreur, timide en surface mais en colère à l'intérieur (ou en version originale, Soft As Snow (But Warm Inside)). Trop bien élevé pour être punk, trop rebelle pour être pop, trop singulier pour être grunge : tu étais né pour être shoegazer.

« The Scene That Celebrates Itself », surnom ironique donné au genre par la presse anglaise de l'époque mais vite supplanté par le terme shoegaze, a souvent été moqué et réduit à un style musical lymphatique joué par des artistes timorés. Il suffit pourtant de trois mots pour confondre tous les sceptiques et clouer le bec à n'importe quel hater : Nowhere, Loveless , Souvlaki, trois albums révolutionnaires, intemporels et influents. Si l'âge d'or du shoegaze fut relativement court, se réduisant à une petite poignée d'années au début des 90's, et bien moins médiatisé que les scènes grunge et britpop, celui-ci a accouché d'une sacré floppée de chefs-d'œuvre et n'a cessé d'infuser et d'inspirer la musique des trente dernières années. Le retour aux affaires de quelques pionniers ainsi que l'émergence de groupes se réclamant de leur descendance permirent au genre de connaître un regain d'intérêt au début des années 2010 qui reste cependant sans commune mesure avec celui auquel nous assistons depuis deux ans.

Bien plus qu'un vague retour de hype, le revival shoegaze prend la forme d'un véritable tsunami. Il vient de Londres, Manchester, Dublin, Tokyo, New-York ou Los Angeles et il envahit les playlists Spotify et les affiches des festivals de rock autant que les stories Instagram. Les quinquas se ruent sur les places de concert de Slowdive et les adolescent.es inondent TikTok des sons des vétérans Duster ou de la toute jeune Wisp. Le shoegaze est partout, tout le temps, peut-être même un peu trop ? Il faut dire que les dinosaures retrouvent l'inspiration (les excellents derniers albums de Ride et Slowdive) tandis que de jeunes pousses ne cessent d'éclore, tantôt scolaires mais prometteuses, tantôt solaires et aventureuses. À côté de deary, cruush, TTSFU et The Youth Play, bdrmm et winter font déjà figurant de vétérans et DIIV d'ancêtres., pourtant ils ont en commun d'avoir sorti parmi les meilleurs disques de vingt-quatre derniers mois.

Si nous devions établir la liste des personnes les plus influentes de la scène shoegaze en 2024, on y mettrait sans hésiter Nathaniel Cramp. Ce nom ne vous dit peut-être rien mais cet ancien journaliste du NME a fondé le label Sonic Cathedral (the label that celebrates itself) dédié aux groupes de shoegaze (ou assimilés), devenu célèbre notamment pour ses soirées rassemblant la crème des artistes du genre et son T-shirt iconique SHO-EGA-ZER. Vingt-ans de label et Noël qui approche, il n'en fallait pas plus pour que Sonic Cathedral ne décide de célébrer la scène qui se célèbre elle-même à travers un magnifique coffret de quatre disques sortant le 6 décembre, en faisant ainsi pour les habitants du Nord-Est de la France, le cadeau idéal de dernière minute de la Saint-Nicolas et une occasion de se remettre à envoyer une lettre au Père-Noël pour les autres.

Avec pas moins de soixante-deux titres, les spécialistes se réjouiront de trouver sur ces quatre compilations de nombreux inédits et titres rares, dont certains ont été composés spécialement pour l'occasion, les amateurs de pouvoir compléter leurs connaissances en découvrant d'anciens trésors cachés ou de toutes nouvelles pépites et les néophytes de découvrir un genre bien plus diversifié, riche et surprenant qu'ils ne pouvaient l'imaginer. La principale réussite du projet est d'avoir réussi à être à la fois éclectique et cohérent ainsi que pointu et accessible. Le premier disque est consacré aux grands classiques de la maison, le second aux remixes, le troisième au enregistrements live et le quatrième aux chansons de noël. On y trouve naturellement du shoegaze et de la dreampop mais aussi de la musique électronique, de l'ambient, du folk éthéré, du rock garage et de la pop psychédélique, des morceaux de moins de deux minutes et d'autres dépassant les douze, des merveilles de douceur et des déluges bruitistes ainsi que des formations légendaires et des combos inconnus.

On ne peut que célébrer la démarche du label qui nous offre cet objet pantagruélique qu'on peut dévorer dans l'ordre ou picorer de-ci de-là. Néanmoins on célèbre encore plus son souci d'avoir pensé chaque disque comme un album unique pouvant s'écouter d'une seule traite et proposant un voyage à travers vingt ans de musique ainsi que le découpage en quatre tomes pouvant s'apparenter à quatre saisons d'une série dans laquelle on retrouve la plupart des personnages. Ainsi, si de nombreux artistes vous sont inconnus, vous pourrez retrouver la plupart des groupes découverts avec leurs titres majeurs sur le premier disque dans une version revisitée par les plus grands remixeurs anglais sur le deuxième, puis avec des morceaux plus confidentiels dans le troisième volet consacré au live et enfin avec des reprises de chansons de Noël sur le dernier volume.

Disque1 - Celebrate Yourself! - A compilation of Sonic Cathedral classics
Le disque débute par Warmth Of The Sun, un morceau de 2022 de Pye Corner Audio (aka Martin Jenkins, compagnon de tournée et remixeur de Mogwai) et Andy Bell (leader de Ride), qui se sont rencontrés lors de la fête du quinzième anniversaire du label avant de collaborer sur de nombreux projets. Ce choix d'un titre mineur souligne avant tout l'aspect familial du label, l'importance donnée aux évènements live qu'il organise (note : avant de devenir un label, Sonic Cathedral était une soirée de musique live), le souci de traiter sur un pied d'égalité stars, formations confidentielles et jeunes groupes ainsi que la volonté de saluer l'implication d'Andy Bell au sein du label, qui y a sorti tous ses disques solos et a collaboré avec des nombreux artistes de la maison. Cet aspect nous semblait essentiel à remonter, bien plus qu'une analyse critique des différents titres car les soixante deux morceaux sont dans le pire des cas intéressants et dans le meilleur touchent au sublime.

On aime particulièrement sur ce premier volet, la dreampop envoutante de Dot Allison, le ballade crépusculaire d'une beauté à couper le souffle de Cheval Sombre quelque part entre Alan Vega et Christophe, le folk épuré de Neil Halstead de Slowdive, la pop psychédélique des parisiens Yeti Lane que les habitués du Pop In, le mythique bar indie pop du regretté Denis Quélard, connaissent bien, le tube de Horsegirl issu du collectif Hallogallo de Chicago, le titre inédit d'Emma Anderson (ex-Lush) et Fairground, premier single et classique instantané de deary, une des formations les plus prometteuses de la nouvelle scène shoegaze.

Disque 2 - Recalibrate Yourself! - A collection of Sonic Cathedral remixes
L'exercice du remix ayant toujours été une tradition chez Sonic Cathedral, Nat Cramp avoue avoir eu du mal à n'en sélectionner que onze, limité par une durée maximale de quatre-vingts minutes. On retrouve les plus grands spécialistes du genre, James Holden, Sonic Boom, David Holmes, Daniel Avery et la légende Andrew Weatherall (Two Lone Swordsmen), connu pour avoir hissé le remix au rang d'art à part entière et avoir produit Screamadlica, le chef d'œuvre de Primal Scream.

Les lauréats des remixes Awards sont :
- Prix du modèle de remix : The Early Years remixés par sa majesté Andrew Weatherall
- Prix de la soirée techno à Katmandou : Cheval Sombre remixés par Justin Robertson
- Prix de la transformation la plus extrême : le morceau de bdrmm transformé en banger techno par Daniel Avery
- Prix de la proposition la plus radicale : Dot Allison et Andy Bell découpés par GLOK

Disque 3 - Reverberate Yourself! - A congregation of Sonic Cathedral live recordings
Encore plus que le remix, le live fait partie intégrante de l'ADN de Sonic Cathedral, ainsi neuf des treize morceaux de ce disque sont issus d'évènements organisés par le label. Les fans de Sonic Youth première époque se régaleront tout au long de huit minutes dissonantes et exaltantes de Lorelle Meets The Obsolete ainsi qu'avec le rock garage bien sale de Disappears avant que Pye Corner Audio et Xam Duo n'offrent deux plages ambient bienvenues pour se reposer les oreilles. Nos deux titres préférés restent Sundowning de Mark Peters qui passe en huit minute d'un doux rêve pop à un véritable cauchemar bruitiste à la manière des Écossais Mogwai et When Will You Come Home de Dean Wareham (Luna, Dean & Britta, Galaxy 500) qui, avec sa voix de tête, ses tremolos, sa guitare sèche et sa pédale d'écho nous offre un moment d'émotion à fleur de peau qui fera pleurer tous les fans de Grandaddy.

Disque 4 - Celebrate Your Elf! - A constellation of Sonic Cathedral Christmas songs
La scène shoegaze n'est pas connue pour être le royaume de la déconne, pourtant ce quatrième volet est né d'un simple jeu de mot, celebrate yourself / celebrate your elf. Il n'en fallait pas plus pour que Nat et l'équipe de Sonic Cathedral se lancent dans une compilation de reprises de morceaux de Noël. Vous jugez le projet casse-gueule, anecdotique ou trop bizarre et décidez ainsi de faire l'impasse sur ce quatrième disque. Retournez en case prison sans passer par la case départ car vous avez tout faux. Nous n'irons pas jusqu'à dire qu'il s'agit du volet le plus important du coffret mais cette compilation offre dix-huit excellents morceaux qui ne tombent jamais dans le second degré et la distanciation ironique propre à l'exercice ainsi que quelques reprises aussi saugrenues que jubilatoires.

Younghusband reprennent I Don't Intend To Spend Christmas Without You de Margo Guryan, ce qui nous donnera l'occasion de (re)découvrir son album Take a Picture (1968), trésor caché de pop mélodique californienne. Dans un registre plus brutal mais tout autant croquignolesque, Spectres passent à la sulfateuse noise Wonderful Christmastime de Paul McCartney et A Place To Bury Strangers parviennent à livrer une interprétation dénuée de toute joie de vivre (mais pas de morgue destroy) de Celebration de Kool and The Gang. deary (encore eux !) reprennent 2000 Miles de The Pretenders dans une version à deux à l'heure mais navigant à deux mille de hauteur sur laquelle on croirait entendre chanter la dame du radiateur d'Eraserhead (« In heaven everything is fine... »). Pour clore ces quatre disques, soixante-deux titres et quatorze mille deux-cent-trois heures de musique, il semblait évident de célébrer le groupe qui dominaient les charts anglais à l'époque de l'âge d'or du shoegaze. Fort logiquement, Maps joue le hit de East 17, Stay Another Day, transformant au passage le plomb boys band en or shoegaze. Ludique et créative, improbable mais impeccable, Celebrate Your Elf! a tout pour devenir une compilation culte.

Cher Père Noël, ça fait longtemps que je ne t'ai pas écrit, au moins le temps qu'il faut à Kevin Shields pour sortir un album. Cette année j'ai été très sage, j'ai fait barrage au Front National et je n'ai pas pris l'avion (sauf une fois, mais j'ai une bonne excuse) et je n'ai pas dit de mal des artistes musicaux britanniques et irlandais (à part Wunderhorse, The Last Dinner Party, Sam Fender, IDLES et TSHA, mais ils l'avaient bien cherché). Ma liste de cadeaux sera courte car j'aimerais que tu m'offres la classe de Nick Cave (mais ça, tu oublies chaque année) et la quadruple compilation Celebrate Yourself! célébrant les vingt-ans de Sonic Cathedral.