Jour 3, le festival est un sport de combat !
Chez Sound of Violence, ce n'est pas parce que nous sommes des amateurs (ce qui nous permet en l'absence de revenu et de dépense, d'afficher chaque année un compte de résultat à l'équilibre, soit le rêve de tout propriétaire de titres de presse musicale en 2024) que nous n'en sommes pas moins professionnels. Le plan de départ consistait donc à assister à tous les concerts du festival, du premier coup de baguette de ML Buch à la Nouvelle Vague mercredi soir au tout dernier de Dame Area au Fort de Saint-Père dans la nuit de samedi à dimanche. On notera au passage que La Route du Rock – Edition Eté 32 s'est ouverte et close sur un même geste, un coup de drumstick, donné par ML Buch, artiste danoise, sur une cymbale et par Dame Area, duo catalan, sur un instrument oscillo-électronique non identifié. Cette simple coïncidence symbolise pourtant bien la cohérence, la diversité et l'ouverture dont fait preuve la Route du Rock depuis trente ans, tentant en permanence de concilier tradition et modernité rock.
Pour autant, après trois jours de festival, les jambes commencent à s'alourdir et la fatigue à se faire sentir. Une salutaire petite sieste de fin d'après-midi doublée d'un temps d'attente particulièrement long de la navette reliant le centre de Saint-Malo au festival m'auront fait louper les trois premiers concerts de la soirée. On ne le sait que trop bien et on se le dit dès les premières minutes du premier jour - qui veut voyager loin ménage sa monture - mais pour nombre de raisons toutes plus valables les unes que les autres (une programmation de rêve, un dernier double Moscow Mule, un nouveau meilleur ami pour la vie ou pour le temps d'un concert ou bien encore les yeux de Jessica nous invitant à l'accompagner à l'after) on finit toujours par oublier que le festival est un sport de combat. Croyez-moi sur parole, celui-ci vous le rappelle avec une force digne d'un uchi-mata de Teddy Riner. Je n'étais d'ailleurs pas le seul ce samedi en fin d'après-midi à légèrement vaciller car le line-up d'origine prévoyant dans l'ordre Astral Bakers, José González puis Beach Fossils a lui aussi pris une bonne pêche suite à l'annulation du suédois la semaine dernière ainsi que celle du combo indie-pop de Brooklyn à la toute dernière minute. Pour les programmateurs aussi le festival est un sport de combat
Acte 1. Y'a R avec Clarissa Connelly, Timber Timbre et Astral Bakers
Clarissa Connelly, programmée l'après-midi sur la plage ARTE Concert joue au pied levé un deuxième set à dix-neuf heures au Fort de Saint-Père pour combler le dernier désistement. Sa musique mêlant chansons folkloriques nordiques, chants médiévaux et pop moderne en a apparemment déstabilisé plus d'un, la jugeant trop bizarre. Vous avez dit bizarre ? C'est pourtant tout le sel d'un festival, écouter Week-end à Rome et Sexy Boy puis découvrir de la musique bizarre.
Le temps que je coure vers la navette du festival pour ensuite attendre l'éternité et un jour que celle-ci ne démarre, Timber Timbre, remplaçant le leader de Junip, ont pris l'avion en provenance de Riga, dernière ville de leur tournée européenne, dégusté une délicieuse galette-saucisse sur les remparts de Saint-Malo et qui sait, peut-être même se sont-ils autorisé un petit Kouign-amann pour ensuite délivrer devant un public médusé un set de leur folk-rock sombre et envoutant. Ont-ils pris un café ? Ça, l'histoire ne le dit pas.

Dans ce petit jeu des chaises musicales, ce sont Astral Bakers qui gagnent au change en passant l'air de rien de la case de dix-neuf heures à celle de vingt-et-une heures, bénéficiant d'une bien plus importante audience, ainsi placés en access prime-time. Les quatre français ne boudent pas leur plaisir car bien que le groupe soit composé de quatre musiciens aguerris, ceux-ci sont plutôt habitués aux studios d'enregistrement qu'aux scènes de festivals, mis à part Ambroise Willaume, plus connu sous l'alias de Sage ou comme fondateur de Revolver. Les yeux écarquillés, ils profitent de pouvoir jouer pour la toute première fois devant une si nombreuse audience. Pour ceux qui n'étaient pas au festival, ainsi que pour mes compagnons d'infortunes ayant décidé de prendre le bus, suivant le conseil de Sasha et Marlon, ces biarrots
Antitaxi notoires ainsi que pour certains invités de l'espace VIP plus occupés à retrouver Marion ou à commander des doubles Moscow Mule (encore !) qu'à découvrir le soft grunge d'Astral Bakers, on vous recommande chaudement d'écouter
The Whole Story, leur excellent premier album sorti en février.
Acte 2. AIR - Faire des étoiles le plus endroit de la terre
Ils ont joué il y a quelques jours dans le stade où Zinedine Zidane mit deux de ses trois plus célèbres coups de boules en compagnie d'un membre de la famille Coppola et d'un petit gars du neuf-trois ayant eu la bonne idée de répondre à un coup de fil nocturne d'un réalisateur danois lui demandant les droits de son chef d'œuvre pour accompagner le générique du sien dont l'acteur principal n'est autre que l'inoubliable interprète de Ken (un ten), qui lui n'a jamais eu à être moche dans la tess avant de plaire à Eva Mendes. Si t'as rien compris, ce n'est pas la faute à Murphy, c'est que t'as pas payé le prix ou alors qu'il te faut fissa une formation accélérée en pop-culture (c'est nous le futur !). Toujours pas ? Rappelle-toi que le dernier à trouver de qui on parle est fan de Phil Collins. C'était pourtant facile, les deux versaillais sont les grandes têtes d'affiche de la soirée, voire du weekend si on omet l'avis des nombreux bretons supporters de Saint-Etienne.
Tel Apolline de Malherbe répondant au tristement célèbre « Calmez-vous madame, ça va bien se passer » de Gérald Darmanin, vous bondissez de votre siège. « Je vous demande pardon ? » vous indignez-vous. Vous avez raison, AIR ne sont pas de Versailles mais d'une ville limitrophe ayant la particularité d'être moins connue que son centre commercial. Air viennent de Parly 2. Que ce soit clair une bonne fois pour toute ! Contrairement aux idées reçues, Daft Punk, pas plus que Louis XIV, ne sont également originaires de Versailles, mais là n'est pas le sujet. On m'informe d'ailleurs à l'oreillette que certains lecteurs commencent à se plaindre que je traite de tout sauf de la prestation de Air. Peut-être voudraient-ils que j'en parle avec des mots alors que j'essaie d'en rendre compte avec des sentiments. Ce concert n'était rien d'autre qu'un grosse tranche de pop-culture nostalgique prenant la forme d'une douce madeleine fondante, délicate et au goût intense. Avec des mots j'aurais pu vous informer que Jean-Benoît Dunckel et Nicolas Godin ont joué leur premier album datant de 1998 enfermés dans une grande boite blanche en forme de rectangle et que c'était beau, mais avec des sentiments vous faire comprendre que pendant une heure il n'y avait pour nous plus d'espace, plus de temps et que ce safari sur la lune s'apparentait à une virée dans notre jeunesse, à un doux songe d'été.
Acte 3. Air Force One – L'American Dream selon Protomartyr et Meatbodies
Les deux groupes suivants, présentant deux visages opposés d'une Amérique en perpétuelle tension, ont chacun livré leur vision du rêve et du rock américain, D'un côté, Protomartyr, venus de Détroit, cité déchue, ancienne capitale de l'automobile, où les rêves se sont souvent transformés en cauchemars industriels. De l'autre, Meatbodies, tout droit sortis de Los Angeles, la ville où le soleil brille en permanence, où même l'échec semble avoir une aura glamour.

Protomartyr incarnent ce que Détroit a de plus sombre : une colère sourde, un pessimisme viscéral, un ressentiment qui suinte de chaque riff, de chaque mot. Le chanteur Joe Casey, sorte de prophète désabusé, se dresse devant le public comme un miroir déformant de l'Amérique moderne. Ses paroles sont des poèmes urbains, des cris d'alerte, qui racontent des histoires de déclin et de résistance. Le concert est intense, une catharsis collective, où l'on peut presque sentir l'ombre des usines désaffectées planer au-dessus de la scène. Ce n'est pas une musique qui cherche à plaire, c'est une musique qui cherche à déranger, à faire réfléchir. Et pourtant, paradoxalement, on y prend un plaisir réel, tant cette noirceur est portée avec élégance.

A l'opposé, Meatbodies se présentent comme l'antithèse solaire de ce malaise industriel. Los Angeles, c'est la ville où tout semble possible, même si tout est éphémère. Meatbodies ne sont pas là pour vous faire réfléchir sur la condition humaine, ils sont là pour vous faire oublier, ne serait-ce qu'un instant, les horreurs du monde extérieur. Leurs morceaux sont des hymnes à la décadence, à la fête, à la lumière. Si Protomartyr nous plongent dans les ténèbres de l'âme américaine, Meatbodies nous rappellent qu'il y a toujours une fête quelque part, une raison de sourire. Leur concert nous fait partir pour une virée en décapotable sur les routes sinueuses de Mulholland Drive, avec le soleil couchant en toile de fond. La fuzz, la distorsion, les rythmes effrénés... tout est là pour célébrer la vie dans ce qu'elle a de plus brut et de plus joyeux.
Alors, lequel de ces deux visages de l'Amérique préfère-t-on ? Détroit ou Los Angeles, deux villes, deux histoires, deux manières de concevoir la musique. Laquelle parle le plus à notre époque ? À chacun de juger. Même si on préfèrerait largement vivre à Los Angeles qu'à Détroit, le rock écorché de Protomartyr et leur regard désabusé sur le présent trouvent en nous un écho plus fort car après tout, la lucidité a parfois plus de valeur que l'évasion.
Acte 4. La chenille, un air de fête pop
Après les rockeurs américains et avant la déflagration Dame Area qui nous attend, voici venu le moment de l'inévitable, de l'incontournable, de l'indispensable chenille ! Au son d'un zouk endiablé, tout le monde se tient par les épaules pour lancer une chenille géante venant comme chaque année clore le festival dans un éclat de rire. Souvent méprisée et déconsidérée, la chenille est pourtant un signe qui ne trompe pas. Quand les gens s'adonnent à cet exercice d'apparence ridicule, c'est qu'ils s'amusent réellement et sincèrement, qu'ils ne sont plus en représentation, qu'ils ont tombé les masques pour enfiler à la place un nez de clown. Dans une chenille, nous sommes tous ensemble, nous sommes tous égaux, nous allons tous dans la même direction et si un seul lâche, la chenille se casse avant de récupérer le compagnon perdu dans un élan de solidarité pour repartir de plus belle. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce n'est pas beauf une chenille, c'est politique !
Acte 5. Dame Area – La musique d‘Einstürzende Neubauten à l'époque de Rosalia :
De Barcelone on connaissant le tiki-taka (ndlr : le beau jeu à l'espagnole pour les non-initiés), la Sagrada Familia, les Airbnb hors de prix ainsi que l'échec cuisant de Manuel Valls aux élections municipales mais on ignorait tout ou presque de Dame Area, dernière belle surprise de cette édition. Alors qu'on pensait l'affaire bouclée et qu'on s'apprêtait à se diriger tout droit vers notre petite routine after-navette-dodo, le duo barcelonais joue les troubles fin de fête en livrant une performance aussi inattendue que magnétique. Si l'EBM (Electronic Body Music) des années 80 a souvent été associée à des noms tels que Front 242 ou D.A.F., Dame Area apportent une nouvelle énergie à ce genre en puisant à la fois dans le passé et dans le présent. Le groupe revient même aux prémices de la musique industrielle initiés par Einstürzende Neubauten qui, à leurs débuts, utilisaient plaques de métal et tôles en aciers en guise d'instruments.
Leur musique est un mélange de beats percutants, de basses lourdes et de synthés hypnotiques, le tout enveloppé d'une aura mystique qui semble puiser autant dans les racines méditerranéennes que dans une vision dystopique du monde. Il y a dans leur son quelque chose de tribal, presque chamanique, comme une transe collective à laquelle on ne peut échapper. Les corps se meuvent instinctivement, guidés par une pulsation qui rappelle les meilleures heures des clubs industriels, mais avec cette touche de modernité qui rend le tout incroyablement frais et excitant. Le lien qu'on peut faire avec Rosalía, bien qu'indirect, semble pertinent. Dame Area, comme leur compatriote catalane, explorent les traditions tout en les réinventant. Là où Rosalía joue avec le flamenco, Dame Area s'emparent de l'EBM avec une sensibilité propre à Barcelone, cette ville à la fois historique et ultra-moderne. Ils ne se contentent pas de reproduire les sons du passé, ils les refaçonnent, les tordent pour en faire quelque chose de nouveau, de résolument actuel.
Leur performance nous rappelle qu'entre rock et musique électronique les frontières sont parfois floues. Si depuis quelques années on voit de plus en plus de groupes estampillés rap et électro à La Route du Rock, ce n'est pas pour vendre des billets mais pour témoigner de ce qu'est le rock aujourd'hui et maintenant. Les déflagrations soniques les plus violentes et les plus punks nous sont d'ailleurs venues cette année de Dame Area et Backxwash, On conseille à tous de découvrir les catalans en live et si possible tard dans la nuit car c'est là qu'ils trouvent leur meilleur terrain de jeu et que leurs incessants coups de boutoir font le plus mal et donc le plus de bien.
Merci à toi d'être resté jusqu'à la fin de mon récit, Cette année, on s'est encore bien régalé et on repart avec des souvenirs plein les oreilles et des courbatures à des muscles dont on ignorait jusqu'ici l'existence. Il est désormais temps de quitter le fort car les bars sont fermés et les membres de Shark Sécurité, qui assurent l'ordre tout en souriant et parfois épaulent des festivaliers titubants, nous invitent à regagner nos pénates ou à nous diriger vers l'after. Rentre bien, bisous et à l'année prochaine ! En attendant nos retrouvailles, gardons en tête qu'en plus d'une équipe de choc au turbin toute l'année et des bénévoles tip-top toujours motivés, La Route du Rock a besoin d'au moins vingt mille paires de nos petits pieds chaque été pour que la machine ne cesse de tourner. Ne baissons pas la garde et n'oublions pas que le festival est un sport de combat.
Crédit photographies : Mathieu Foucher & Nicolas Joubard